[article L’agriurbanisme : une spécialité professionnelle à construire écrit par Roland Vidal et Luc Vilan, publié dans Anthos N°3 / 08]        L’étalement urbain que connaissent la plupart des grandes villes européennes se caractérise souvent sur les franges urbaines par l’éparpillement désordonné d’un urbanisme résidentiel, essentiellement pavillonnaire, qui glisse continûment en consommant les territoires qui l’entourent. […]

[…] La mouvance perpétuelle de cette zone de contact entre ces deux mondes qui s’ignorent ne permet pas d’élaborer des projets de territoire cohérents. Stabiliser ces franges et savoir en faire des territoires de projet où les attentes urbaines et le fonctionnement spatial du monde agricole seraient tous deux pris en compte, telle pourrait être la spécialité d’une nouvelle figure professionnelle : l’agriurbaniste.

Le désir de campagne

Loin de régresser comme on l’imaginait il y a quelques années avec la fin de l’exode rural, l’étalement urbain se poursuit sur le territoire français, comme dans bien d’autres pays. Et si les motivations sont encore souvent d’ordre financier, du fait que les terrains à bâtir y sont moins chers, elles tiennent de plus en plus à la recherche d’un environnement résidentiel de qualité. L’exode rural a en effet cédé la place à un exode urbain, et les nouveaux habitants du monde rural sont maintenant des citadins que l’accroissement de la mobilité amène à s’installer de plus en plus loin des centres urbains. Au rêve pavillonnaire, associé à un désir de propriété privée, s’ajoute aujourd’hui un désir de campagne, considérée dès lors comme un bien commun. Mais cette campagne est d’abord le territoire de l’agriculture, construit et entretenu avec ses logiques sociales, techniques et économiques propres. Et, au-delà du simple partage des plus-values foncières, la rencontre entre ces nouveaux espaces urbains et le monde agricole se fait encore le plus souvent dans une ignorance réciproque.

La ville, en s’étendant dans le monde rural, apporte, en même temps que ses propres logiques d’infrastructures, un regard citadin sur les paysages agricoles. Nourri d’images commerciales de « terroirs », de la médiatisation du tourisme vert ou des clichés de la promotion immobilière, il attend une campagne réinventée qui fasse écho à son imaginaire. Cette demande latente, qui ferait de l’agriculteur le plasticien de l’environnement chargé de composer le paysage champêtre répondant à ce désir, s’avère rapidement être une utopie. Si certaines agricultures peuvent parfois répondre aux attentes citadines, en réinventant, par exemple, le maraîchage périurbain, en installant des circuits courts de distribution ou en développant de nouvelles offres de loisir, ces réponses restent partielles et rarement durables économiquement, au-delà de quelques réalisations ponctuelles.

Il serait sans doute plus porteur d’acculturer le désir citadin et les projets d’aménagement à la réalité du monde agricole, et surtout d’inviter ce dernier à être partenaire de véritables projets de territoires agri-urbains, dans lesquels ses contraintes et ses propres attentes seraient prises en compte au même titre que la demande légitime des citadins d’un environnement résidentiel de qualité. Or la conception de tels projets implique des compétences actuellement dispersées dans des filières pédagogiques dont la structuration actuelle ne facilite pas le rapprochement.

C’est à corriger cette dispersion que s’attache le collectif « agriurbanisme et projet de territoire » (CERAPT), à travers des ateliers communs associant des élèves et enseignants d’une école d’agronomie (Agroparistech), d’une école d’architecture (ENSA de Versailles) et de l’école du paysage de Versailles (ENSP). Les premières expériences pédagogiques ont donné des résultats qui invitent à l’optimisme. Élèves paysagistes, agronomes et architectes ont pu, en se nourrissant de leurs connaissances réciproques, intégrer dans leurs travaux des préoccupations concernant autant le monde urbain que le monde rural.

Des alternatives au pavillonnaire

En revisitant les attentes sociales, trop rapidement réduites par les promoteurs au désir d’un pavillon sur une parcelle enclose, les élèves architectes ou paysagiste ébauchent des projets bien plus économes en espace, bien mieux insérés dans leur territoire et capables de profiter des situations agricoles pour répondre aux aspirations citadines. Aux logiques foncières déterritorialisées, les travaux opposent une approche spatialisée des interventions qui proposent la construction progressive d’échelles urbaines intermédiaires et la diversification de l’offre résidentielle. A la déstabilisation des franges agricoles par la fuite en avant des lotissements, ils opposent un urbanisme de ménagement construit à partir de l’échange équilibré entre le désir urbain de paysage et les exigences de l’exploitation agricole des sols.

Sur les plateaux céréaliers d’Île-de-France, par exemple, les études conduisent à des projets qui respectent quelques principes récurrents:

  • Pour être compatible avec l’offre courante, les unités résidentielles sont des opérations de 10 à 30 logements, équivalentes à un lotissement habituel.
  • La composition des opérations à partir de types résidentiels tels que des maisons jumelées, en rangées, des maisons à patio, et de petits immeubles collectifs permet d’atteindre des densités de l’ordre de 50 à 75 logement à l’ha, soit 5 à 10 fois plus que les lotissements courants.
  • Pour répondre aux attentes citadines, chaque logement possède un confortable espace extérieur privé : jardin, patio, cour, terrasse. La perte du jardin privatif entourant la maison est compensée par l’ouverture au paysage et les espace publics ou collectifs.

Dans ce cas, les plus petits groupements (3 à 4 unités résidentielles), répondent à des situations de franges urbaines. Ce sont des terrains d’environ 1 ha découpés dans les grandes parcelles agricoles et écartés les uns des autres d’une distance minimum de 100 mètres, soit l’aire d’une grande ferme francilienne -pour l’insertion paysagère- ou encore une dimension suffisante pour permettre deux allers-retours contigus des engins les plus larges afin d’assurer la continuité spatiale des parcelles agricoles. Le partage d’un espace public et la diversité des types résidentiels créent un effet de communauté de résidence favorisant l’échange et le lien social. L’architecture joue un rôle stratégique en mettant en scène, depuis les jardins, les terrasses ou les fenêtres, une « vue imprenable » sur l’horizon cultivé. Ce regard privilégié transforme les champs en paysage et contribue ainsi à son appropriation par les citadins qui le considère, dès lors, comme un bien commun. De son côté, le travail paysager de la bordure des champs participe à la fabrication d’un seuil de transition apportant la sécurité foncière nécessaire à l’agriculture. 

Proximité urbaine et stratégies des agriculteurs

Pour que ces premières esquisses puissent évoluer vers des projets réalistes, il importe de prendre en compte non seulement l’état actuel de l’agriculture, mais aussi les cadres de définition des stratégies des agriculteurs : la famille elle-même, la PAC européenne et, facteur émergent, le renforcement de leur compétitivité voulu par les régions urbaines. C’est pour cela que les élèves, agronomes, architectes et paysagistes, sont invités à les rencontrer à l’occasion des visites de terrain. La synthèse effectuée par les agronomes permet de rendre compte de la situation actuelle des exploitations et de leurs perspectives. La réception par les agriculteurs d’un projet d’extension urbaine, au-delà d’un débat sur l’indemnisation, dépend en effet beaucoup de leur implication dans ce projet, et de la manière dont leurs stratégies et leur mode de fonctionnement spatial ont été pris en compte. Peu d’entre eux sont enclins à s’orienter vers des productions qui ne correspondent ni à leur savoir-faire ni à la nature de leurs sols, surtout lorsque les débouchés sont incertains. En revanche, la proximité urbaine ne sera plus nécessairement perçue par eux comme une menace, si certains critères essentiels comme la dimension critique de leurs parcelles, l’intégrité des réseaux hydrauliques ou la liberté de circulation de leurs engins sont respectés.

Conclusion

Ces premières expériences conduites par le CERAPT ont surtout consisté à mettre en place les formations complémentaires dont ont besoin les élèves des différentes écoles pour comprendre les enjeux de l’agriurbanisme. Les projets pour l’année prochaine sont plus ambitieux puisque la mutualisation engagée devrait cette fois concerner les élèves eux-mêmes auxquels il sera proposé de travailler sur un terrain commun et de partager certains ateliers. L’objectif est de construire cette compétence nouvelle qui devrait répondre à une demande latente, notamment autour des projets agriurbains que favorise le nouveau schéma directeur de la Région Ile-de-France (SDRIF).

VIDAL R., VILAN L., L’agriurbanisme : une spécialité professionnelle à construire, in «Anthos», n. 3-08, pp. 56- 57, 2008.

i / Roland Vidal est docteur en paysage et enseignant-chercheur à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles. Luc Vilan est architecte dplg et enseignant à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles. Tous deux appartiennent, avec les agronomes André Fleury et Joël Michelin, au « Collectif d’enseignement et de recherche en agriurbanisme et projet de territoire ».